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« Les professeurs doivent absolument participer à la sélection des
dirigeants [des écoles de management] », déclare Pierre Tapie, président de la
Conférence des grandes écoles, en conclusion du colloque organisé par AEF,
vendredi 15 juin 2012, sur le thème : « Le modèle de financement et de
gouvernance des écoles de management françaises est-il durable ? » (AEF n°168177). « Un équilibre doit être trouvé entre les externes -
personnalités qualifiées - et les internes - étudiants, cadres et professeurs,
de manière prépondérante », détaille-t-il. Lors de la seconde table ronde de ce
colloque, consacrée à la gouvernance des écoles, trois principales questions ont
été abordées par les intervenants : le rôle des CCI (Chambres de commerce et
d'industrie), la place du corps professoral dans les organes de gouvernance, et
les modes de désignation des dirigeants.
Interrogé sur la place des CCI
dans la gouvernance des écoles de management à l'heure où leur part relative
dans le financement diminue (1), Bernard Aubert, directeur général de la CCI de
Grenoble, répond qu'il « ne se pose pas cette question ». « Il y a eu ces
dernières années un développement exponentiel des budgets des écoles, les CCI
n'ont pas pu suivre », reconnaît-il. « Les recettes fiscales des CCI ont
diminué. Nous ne pouvons plus financer tous les champs. Les CCI doivent faire
des choix stratégiques, mais je pense qu'elles doivent continuer à financer
leurs écoles de commerce. Je déplore d'ailleurs que quelques dirigeants aient
cru opportun d'éloigner leur école des chambres, lesquelles ont laissé faire.
Les CCI et les grandes écoles ont encore un bon bout de chemin à faire ensemble
et je crois que les problèmes financiers n'empêchent pas d'avoir des idées. Quel
que soit son développement international, une école doit garder son enracinement
local. Si elle s'éloigne excessivement de sa chambre, elle risque de prendre des
décisions en décalage complet avec la réalité de l'école. »
M.
KALIKA : « NOUS ENSEIGNONS LE MANAGEMENT, IL EST TEMPS DE
L'APPLIQUER ! »
« Il est difficile d'imaginer que les grandes
écoles de commerce n'aient plus de lien avec les CCI », admet lui aussi Michel
Kalika, professeur à l'université Paris-Dauphine et ancien directeur général de
l'EM Strasbourg (université de Strasbourg). « Les CCI ne sont pas qu'un soutien
financier, elles représentent un élément identitaire historique, faisant le lien
entre les écoles et les entreprises. Elles ont un rôle indéniable à jouer, à
commencer par l'insertion des étudiants. Il est donc difficile d'imaginer qu'une
grande école n'ait plus de lien avec sa CCI. Mais je ne dis pas non plus qu'il
ne faut rien changer dans la gouvernance globale », estime Michel Kalika.
« Le contexte a fondamentalement changé, les standards internationaux
ont fait évoluer nos écoles sur tous les plans (corps professoral, assurance
qualité, pédagogie), excepté sur celui de la gouvernance, poursuit-il. Je
m'interroge d'ailleurs sur le fait de savoir pourquoi les organismes
d'accréditation ne s'intéressent pas aujourd'hui à la cohérence entre
accréditation et gouvernance. Prenons l'exemple de la désignation des directeurs
d'ESC : à l'étranger, ce recrutement est voisin d'un modèle universitaire avec
appel à candidatures et comité de recrutement dans lequel des enseignants ont
toute leur place. Je ne dis pas qu'il faut faire élire les dirigeants d'écoles
par les enseignants, mais la gouvernance doit évoluer. Comment peut-on imaginer
que dans une institution où la ressource stratégique est la faculté, cette
dernière soit aux abonnés absents au moment de choisir son pilote ? Un directeur
général qui n'a pas de légitimité auprès de la ressource académique aura
inévitablement un problème de mise en oeuvre de décisions stratégiques. Nous
enseignons le management, il serait temps de l'appliquer ! », lance Michel
Kalika, qui martèle : « Une ressource stratégique ne peut pas être absente de la
gouvernance au plus haut niveau ! »
M.-L. DJELIC : IL FAUT « DES
MANDATS À TERME POUR LES DIRECTEURS »
Marie-Laure Djelic,
ancienne doyenne des professeurs de l'Essec et spécialiste de gouvernance,
acquiesce : « Il faut garder le lien avec les CCI et revoir la gouvernance. »
Selon elle, « les modèles universitaires d'excellence à l'étranger doivent nous
inspirer, car c'est avec eux que nous sommes en concurrence directe ». « Nous
avons également des choses à apprendre de la gouvernance d'entreprise »,
ajoute-t-elle, citant parmi les « bonnes pratiques » des « boards resserrés,
avec des membres extrêmement impliqués », des « comités ad hoc à côté », une
« séparation très nette entre management et contrôle », ainsi que « la
compétence des dirigeants, l'indépendance, la transparence… »
Elle
insiste également sur la nécessité d'introduire des « mandats à terme,
renouvelables », pour les dirigeants d'école, aucun dirigeant ne pouvant jouir
d'une légitimité ad vitam eternam. Il n'est pas question pour elle que la
faculté « prenne la main », mais il faut « trouver un équilibre » : le « sénat
académique » peut être « l'une des manières d'organiser la collégialité
académique », mais les « comités ad hoc » sont des instances « un peu plus
efficaces ». Elle rappelle que les écoles sont des « sociétés à but éducatif »,
où « 60 % au minimum de la création de valeur vient de la faculté ». « La
recherche est la partie 'haute couture' d'une école, qui crée de la valeur très
puissante et constitue son fonds de marque, sa réputation, comme à Harvard, et
représente un levier pour attirer les meilleurs enseignants et faire payer les
étudiants », analyse Marie-Laure Djelic. « La collégialité passe par
l'intégration en amont de la faculté dans la gouvernance. »
T.
FROEHLICHER : « IL FAUT SAVOIR SE RETIRER »
Une position que ne
partage pas Bernard Aubert, de la CCI de Grenoble, estimant que les enseignants
ont déjà leur place, à GEM (Grenoble école de management) par exemple, dans « le
conseil d'orientation, qui est un lieu de partage, d'échange, de
collaboration ». « Pour autant, ce n'est pas un lieu où peuvent se prendre des
décisions telles que le choix du directeur. Ce choix appartient au DG de la
chambre, au nom de l'intérêt des clients de l'école que sont les entreprises. Et
ce dernier ne décide pas 'sur un coin de table', il prend en compte toutes les
influences. » Ce que Michel Kalika qualifie de « modèle historique » mais « qui
appartient au passé » et se révèle aujourd'hui « inadapté ». « Pour satisfaire
l'intérêt des entreprises, ne faut-il pas une cohérence entre toutes les parties
prenantes ? », interroge-t-il, tout en glissant qu'il ne « faut pas prendre
modèle sur la gouvernance universitaire ».
Thomas Froehlicher, directeur
général d'HEC-Université de Liège (Belgique), raconte son propre recrutement :
appel à candidature externe, présélection, vote de l'assemblée générale,
prérogative du conseil d'école pour deux tiers des voix et droit de veto in fine
du recteur sur le nom retenu. « Quand on est directeur d'école, dit-il, il faut
vérifier tous les trois ou quatre ans que l'on est toujours en adéquation avec
l'ensemble des parties prenantes, et savoir se retirer » en cas de défiance de
50 % du conseil de gouvernance, par exemple. « Une bonne gouvernance est celle
qui permet d'évoluer au fil de l'eau et non de créer de la stabilité. Une bonne
gouvernance est dynamique, elle s'ajuste. »
S. BOURCIEU : SE
DÉVELOPPER DEMANDE DE LA STABILITÉ DANS LA GOUVERNANCE
« C'est
plus compliqué qu'il n'y paraît », réagit de son côté, dans la salle, Bruno
Bouniol, vice-président de la CCI de Versailles et président du directoire de
l'Essec. « Un mandat à terme, c'est combien : trois ans, quatre ans, dix ans ?
Prenons l'exemple d'un mandat de cinq ans. Il faut l'évaluer au bout de quatre
ans. On perd donc au minimum un an d'efficacité ! » « Il n'est pas nécessaire de
réinventer la roue », répond Marie-Laure Djelic. « Il suffit de regarder autour
de nous : le mandat le plus répandu est de quatre ans
renouvelable. »
Stéphan Bourcieu, directeur général de l'ESC Dijon, fait
quant à lui remarquer que « les écoles qui se sont le plus développées sont
celles qui ont été stables dans leur gouvernance, à l'image de l'Edhec avec son
directeur général, Olivier Oger ». « À Dijon, l'école que je dirige depuis six
ans n'a pu se développer que grâce à la stabilité des équipes et des projets
pédagogiques », raconte Stéphan Bourcieu. « Une dynamique s'est créée alors
qu'avant moi, l'école avait connu huit directeurs en dix ans. Je crois donc
qu'il faut une logique de mandat en alignement avec un projet. Une école est une
machine lourde. Il faut bien avoir conscience qu'il peut se passer dix ans entre
une prise de décision et son effet. »
P. TAPIE DEMANDE DES
« ÉTABLISSEMENTS PRIVÉS DE MISSION DE SERVICE PUBLIC »En guise
de conclusion, Pierre Tapie déclare que « la participation des corps internes à
la haute gouvernance est bien plus variable que ce qu'on a l'habitude d'en
dire ». « Considérable dans l'université, il est plus contrasté dans les
business schools », reconnaît-il. Il note par exemple qu'aucun enseignant n'est
présent dans le board de l'Edhec : « Mais l'Edhec aurait-elle pu prendre les
mêmes décisions en cas de gouvernance inclusive ? Pas sûr », affirme-t-il.
S'agissant du rapport aux CCI, il pointe la nécessaire articulation entre « deux
risques gigantesques » : d'un côté, « qu'un groupe d'élus loin des questions
universitaires prennent des décisions inconsidérées », et de l'autre, « perdre
un ayant-droit de référence ». Il ajoute que même si sa part relative diminue,
« l'important est que l'argent qu'apporte la CCI est de l'argent libre ». « À
l'Essec, la CCI apporte 9 % de notre budget, indique Pierre Tapie. C'est petit
pour être majoritaire, mais cela équivaut à 300 % de notre budget annuel
d'endowment (2) ! De plus, l'argent libre est ce qui fonde le plus notre
indépendance universitaire. »
Pour lui, le problème est davantage dans le
manque de financement des écoles, obligées « chaque année de chercher de
l'argent 'le couteau entre les dents' », mettant en oeuvre un « business model
de combat ». C'est pourquoi il formule deux propositions à l'adresse des
pouvoirs publics : verser aux écoles de la CGE une enveloppe de 300 millions
d'euros par an (soit 2 500 d'euros par an et par étudiant, l'équivalent de ce
que verse l'État pour les étudiants de l'université) et étendre à l'enseignement
supérieur ce qui a été fait récemment pour l'hôpital en matière de statut des
établissements : « Je formule le voeu que soit créé en France, par la loi, un
nouvel objet social : un établissement privé de mission de service public de
l'enseignement supérieur », lance le président de la CGE. Plus tôt dans la
matinée, Yves Fouchet, président de la CCI de Versailles, Val d'Oise, Yvelines
(3), avait pour sa part plaidé en faveur la création de « sociétés à objet
éducatif » pour les écoles. |